propagande ruse
L’affaire est remontée jusqu’au gouvernement russe. Dans une intervention télévisée ce jeudi, le ministre des Affaires étrangères de Vladimir Poutine, Sergueï Lavrov, est revenu sur les récentes interventions, dans les médias et sur Twitter, de la reporter française Anne-Laure Bonnel : «Le président Macron s’est exprimé, a dit qu’il ne fallait pas accuser Zelensky. Et une journaliste française lui a répondu. Elle, qui s’est rendue au Donbass, a publié ses observations des pilonnages des écoles, des meurtres de deux femmes qui travaillaient dans cette école, et a appelé les Occidentaux à regarder la vérité en face. Elle n’a pas eu le droit de faire cette publication, mais son commentaire est disponible sur Internet, donc je vous invite à prendre connaissance des faits.»
Une allusion à une série de tweets particulièrement crus – dont un a été supprimé, car contrevenant aux règles de la plateforme – postés par cette journaliste indépendante et montrant des corps allongés dans les rues de Donetsk, dans le Donbass. Cette région frontalière de la Russie, dans l’est de l’Ukraine, est le théâtre d’une guerre qui dure depuis 2014 entre prorusses indépendantistes et autorités ukrainiennes, devenue prétexte à l’intervention de la Russie en Ukraine.
Mais c’est surtout lors de son passage, le 1er mars, dans l’émission de Pascal Praud sur CNews, qu’Anne-Laure Bonnel a été particulièrement remarquée. Intervenant depuis le Donbass, elle a dénoncé avec vigueur un conflit qui «dure depuis huit ans» : «C’est quelque chose de grave, qui visiblement a échappé [aux Européens] : la population russophone du Donbass a été ciblée par son propre gouvernement, a été bombardée par le gouvernement de Kiev. […] Aujourd’hui, du côté où je suis [séparatiste, ndlr], les exactions sont ukrainiennes. […] Côté Donbass, près de la ligne de front, c’est l’armée ukrainienne. […] Le film que j’ai fait en 2015 est une preuve de ces crimes contre l’humanité […].» Pascal Praud : «Le Donbass est bombardé par les forces ukrainiennes depuis des années ?» Réponse d’Anne-Laure Bonnel : «13 000 morts depuis 2014.» Avant de montrer des photos de corps, résultant, selon elle, des bombardements ukrainiens de ces derniers jours.
Qui est Anne-Laure Bonnel ?
Dans sa bio Twitter, Anne-Laure Bonnel, 40 ans, se présente comme «Réal - Reporter - Photojournaliste, sans filtre, sans photoshop, sans recadrage». Elle dit enseigner à l’Ecole supérieure de journalisme de Paris, à l’Université Paris-1 et à l’Institut national audiovisuel (INA). Elle a réalisé l’année dernière un film sur les combats entre Arménie et Azerbaïdjan, Silence dans le Haut-Karabagh. Il a été diffusé sur Spicee, plateforme de documentaires pour laquelle, selon son profil Linkedin, elle serait reporter et consultante depuis sept ans. Une information démentie par Spicee.
En 2020, elle disait «refuser qu’on l’appelle journaliste», depuis qu’elle s’était rendue dans le Donbass, car «extrêmement déçue par la profession» et par «honte de la médiatisation de ce conflit». Des propos qu’elle tenait lors d’un débat organisé par Dialogue Franco-Russe – une association présidée par Thierry Mariani, eurodéputé russophile et membre du Rassemblement national – autour de son documentaire, Donbass, sorti en 2016. Ce film, qu’elle présente comme un témoignage du quotidien de la «population russophone» de cette enclave de l’est de l’Ukraine, ne comporte ni commentaires, ni rappel des faits. Elle l’a réalisé lors de trois voyages de quinze jours, en 2015, dans différentes communes situées aux alentours de Donetsk et Louhansk (les deux «capitales» des républiques reconnues comme indépendantes par Vladimir Poutine le 21 février 2022, trois jours avant l’offensive russe en Ukraine). Soit en territoire «séparatiste».
Elle y a filmé les habitants entassés dans des caves, les blessés hospitalisés, l’arrivée d’un convoi humanitaire russe, les cimetières improvisés… Mais ne s’est pas rendue de l’autre côté de la «ligne de contact» pour voir ce qu’il en était. «Je voulais initialement filmer des deux côtés, mais je n’ai pas pu. En 2014, j’ai fait une demande à Kiev pour me rendre dans le Donbass, mais ils avaient bloqué l’accès à la zone insurgée aux journalistes. J’ai appris ensuite que j’étais interdite de territoire pendant dix ans pour avoir filmé de l’autre côté», explique-t-elle à CheckNews. Un biais qui lui est reproché par certains confrères, notamment Benoît Vitkine, correspondant du Monde à Moscou, qui rapporte sur Twitter qu’Anne-Laure Bonnel a été accompagnée tout au long de son film par des membres des groupes séparatistes. «C’est eux que l’on entendait, dans le film, poser des questions aux témoins, pas la journaliste. Que racontaient-ils ? D’horribles exactions de l’armée ukrainienne : femme enceinte décapitée, retraités aux oreilles coupées, exécutions de masse… Des choses fausses, qui ont été démontées à maintes reprises, des fables concoctées par la TV russe et que les guides d’Anne-Laure Bonnel lui mettaient magiquement sous le nez.»
Son documentaire a aussi été présenté lors d’un événement de la Maison russe des sciences et de la culture de Paris, dans un article de Méthode, «revue officielle des Instituts franco-russes», qui a également couvert sa visite de l’Université nationale technique de Donetsk. Des canaux de diffusion pointés aujourd’hui du doigt par ceux qui mettent en doute sa neutralité. «Quand mon film est sorti, il n’a pas eu l’écho auquel je m’attendais. Il a d’abord été sélectionné puis censuré, il y a eu un black-out médiatique. Donc je n’ai pas eu d’autres choix que de me tourner vers eux pour le montrer», explique Anne-Laure Bonnel. Dans un entretien avec Buzz on Web, en juin 2021, elle détaillait : «Amnesty International l’a radié de ses catalogues après l’avoir accompagné dans cinq salles de cinéma.» Contactée, l’ONG de défense des droits de l’homme s’étonne de ces accusations, et explique que son film avait bien été présenté durant le mois de mars 2016 dans le cadre du festival local «Au cinéma pour les droits humains», organisé dans la région Sud. «C’est un événement local libre de sa programmation, c’est normal qu’après le festival, l’accompagnement s’arrête. Il n’a jamais été question d’un partenariat sur le long terme, ni elle ni son doc ne sont blacklistés au niveau national», précise Ivan Guibert, responsable du service actions culturelles de l’ONG. Jean-Luc Levénès, en charge de ce festival, assure, de son côté, que la collaboration s’était terminée en bons termes. «Il y avait cinq projections-débats prévus et le contrat a été rempli, on s’était par ailleurs très bien entendus.» Sans contact avec Anne-Laure Bonnel depuis 2016, Levénès s’est récemment désabonné de sa page Facebook : «Je ne suis pas en accord avec son positionnement politique, elle a dérivé. Je maintiens cependant que le docu était objectif, de qualité, d’où la sélection.»
Sur Twitter, les commentaires sur la reporter sont plus nombreux chaque jour depuis son passage sur CNews. L’engouement a d’abord été alimenté par la rumeur (fausse) que son compte avait été suspendu. Avant son retour récent dans le Donbass, son compte, bien actif, affichait des retweets de la marine nationale, de Valérie Boyer, d’Eric Ciotti, d’articles de Valeurs actuelles ou encore de publications antivax.
D’où vient le chiffre de 13 000 victimes ?
Si Anne-Laure Bonnel regrette que «personne ne parle» des 13 000 morts dans le conflit au Donbass, il s’agit en réalité d’un chiffre largement repris dans les articles écrits à ce sujet ces dernières années. Ce décompte tourne depuis 2019, date à laquelle il a été avancé pour la première fois par les Nations unies, comme l’avait alors rapporté Libération dans un article sur la situation au Donbass : «A ce jour, selon l’ONU, le conflit a fait plus de 13 000 morts confirmés, dont près de 3 300 civils.»
Une estimation reprise et précisée, depuis, par le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme (HCDH). D’avril 2014 à février 2020, il y aurait ainsi eu, en tout, de 13 000 à 13 200 personnes tuées, d’après un rapport du HCDH. Sauf que ces 13 000 morts ne concernent pas que les seuls civils vivant dans la partie séparatiste. Toujours selon l’ONU, on dénombrerait ainsi «au moins 3 350 civils, environ 4 100 membres des forces ukrainiennes et environ 5 650 membres de groupes armés» pro-Russes. Idem pour les blessés : 29 000 à 31 000 individus auraient été blessés dans le conflit, dont «environ 7 000 à 9 000 civils, 9 500 à 10 500 membres des forces ukrainiennes et 12 500 à 13 500 membres de groupes armés».
Autrement dit, présenter ces 13 000 morts comme des civils qui se trouvaient tous du côté des séparatistes du Donbass, même si ce n’est que sous-entendu, est trompeur. Il apparaît même que la majorité d’entre eux (près de 10 000) étaient des combattants, de l’un et l’autre des camps en présence.
Peut-on également, comme le HCDH le fait pour les forces et groupes armés, déterminer à quelle partie – progouvernement ou pro-indépendance – appartenaient les civils tués ? Les travaux de la mission d’observation de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) en Ukraine fournissent quelques éléments de réponse, en distinguant les victimes civiles en fonction de la région où elles ont péri. D’après deux rapports portant l’un sur l’année 2016, l’autre sur la période du 1er janvier 2017 au 15 septembre 2020, 249 décès de civils ont été à déplorer entre 2016 et l’automne 2020. Parmi eux, 83 résidaient dans des territoires sous l’égide du gouvernement ukrainien, 154 vivaient dans les régions du Donbass contrôlées par les séparatistes, et 12 se trouvaient dans une zone sous contrôle d’aucune des parties.
En réalité, de nombreux civils des deux parties se sont retrouvés pris entre deux feux. Telle qu’elle existait ces dernières années, la ligne de front traversait «un territoire de moins en moins habité mais qui est, à l’origine, urbanisé», pointe Anna Colin Lebedev, enseignante-chercheuse en science politiques à l’Université Paris Nanterre et spécialiste des sociétés postsoviétiques. «La ligne de contact passait très souvent soit juste à proximité de villages, soit directement au milieu des villages. S’agissant de Donetsk, elle s’étalait même sur une bonne partie de la ville», ajoute Karine Ardault, présente dans la zone de 2015 à 2018 en tant qu’observatrice pour l’OSCE. «Pendant tout ce temps, on avait donc des civils qui vivaient sur la ligne de contact, ne pouvaient pas forcément partir – pour raisons de santé ou économiques notamment –, et qui se sont retrouvés quelques fois entre les positions militaires de chaque partie», souligne cette juriste spécialisée en conflits armés.
Au-delà du chiffre, qu’il est donc important de détailler et de replacer dans son contexte, les expertes jointes par CheckNews déplorent les termes employés par Anne-Laure Bonnel lorsque celle-ci avance que «la population russophone du Donbass a été […] bombardée par le gouvernement de Kiev» ou que «côté russophone, encore aujourd’hui, ça bombarde». «De part et d’autre de ce qu’on appelle la ligne de contact, la population était russophone. Les russophones ne se trouvaient donc pas seulement dans les deux républiques [de Donetsk et Louhansk, ndlr]», rappelle Karine Ardault.
Cette présentation biaisée n’enlève rien au fait que des exactions ont pu être commises par les deux camps. Concernant le terme de «crimes contre l’humanité» employé par Anne-Laure Bonnel pour désigner ces 13 000 décès, la Cour pénale internationale (CPI) vient d’ailleurs d’ouvrir une enquête, visant notamment à déterminer si certains des faits commis en Ukraine depuis 2014 pourraient être qualifiés comme tels. Dans un rapport de la CPI rendu en 2020, sont mentionnées diverses exactions – tortures, exécutions sommaires –, mais qui sont attribuées, là aussi, tant au camp russe qu’ukrainien. Concernant des meurtres de civils, enfin, le rapport insiste sur «l’usage répété d’armements militaires lourds par les deux camps».
Pourquoi ces propos collent-ils avec l’argumentaire des autorités russes ?
Cette vision très unilatérale de la situation dans le Donbass, véhiculée par Anne-Laure Bonnel, est aussi celle des autorités russes et de leurs soutiens. Dans un article publié dans la foulée de son passage sur CNews, le média pro-russe Sputnik explique ainsi que «les chiffres avancés par Anne-Laure Bonnel semblent concorder avec ceux de Moscou, qui a déclaré, ce 28 février, que 14 000 personnes ont péri dans le Donbass suite aux actions militaires de Kiev». Une utilisation détournée des chiffres, qui a servi de justification à l’intervention de Moscou en Ukraine.
«Les actions militaires du régime de Kiev et l’extermination systématique des habitants du Donbass ont duré huit ans. Au cours de cette guerre, plus de 14 000 personnes, dont des centaines d’enfants, sont mortes», a ainsi déclaré, le 28 février, le porte-parole du ministère russe de la Défense, Igor Konaсhenkov, comme le rappelle Sputnik dans un précédent article.
Des propos en phase avec ceux de Vladimir Poutine qui, dans son allocution télévisée le jour de l’invasion, le 24 février, qualifiait ces morts de «génocide» : «Durant huit ans, d’interminables années, nous avons fait tout ce qui était possible pour que la situation soit réglée par des moyens pacifiques et politiques [dans le Donbass]. En vain. Comme je l’ai déjà dit dans ma précédente allocution, on ne peut pas regarder sans compassion ce qui se passe là-bas. Il n’était simplement plus possible de rester sans rien faire. Il fallait mettre fin sans délai à ce cauchemar – un génocide à l’égard des millions de personnes qui vivent là-bas et qui ne fondent leurs espoirs que sur la Russie. Ce sont précisément ce désir, ces sentiments, la douleur des gens qui ont été pour nous le principal motif pour prendre la décision de reconnaître les républiques populaires du Donbass.»
Que se passe-t-il aujourd’hui dans le Donbass ?
Sur CNews, Anne-Laure Bonnel indique que «dans la région du Donbass, côté russophone, encore aujourd’hui, ça bombarde». «Les Russes sont au cœur du pays (sic). Côté Donbass, près de la ligne de front, c’est l’armée ukrainienne», insiste-t-elle.
Sur une photo publiée sur les réseaux sociaux, Anne-Laure Bonnel apparaît, cigarette à la main, à côté des corps inertes de deux personnes, accompagnée de la légende suivante : «[…]Donetsk. Frappe ukrainienne. 1er mars 15 heures 30 environ.» Cette image a été prise devant un bâtiment dont la localisation correspond à celle d’une attaque signalée par l’agence de presse russe Tass, le même jour. Selon Tass, un bombardement «par plusieurs lance-roquettes» ukrainiens à Donetsk aurait effectivement provoqué la mort de deux civils, le 1er mars. D’autres images et une vidéo pouvant correspondre à cette attaque ont circulé sur les réseaux sociaux, sans que l’on puisse déterminer l’origine et le contexte précis.
L’agence russe, de son côté, s’appuie sur une déclaration du chef de l’administration de Donetsk. Sur son compte Telegram, le responsable déplore des «bombardements massifs» en provenance des Ukrainiens dans divers endroits de la ville, ce jour-là. Il a partagé, tout au long de la journée, des informations et des photos montrant des dégâts, et en désignant à chaque fois l’armée ukrainienne comme responsable. CheckNews n’a pas été en mesure de vérifier ces accusations.
Quoi qu’il en soit, cette région, comme plusieurs en Ukraine aujourd’hui, est en guerre. Dans l’oblast (région) de Donetsk, des affrontements ont aussi lieu à l’ouest de la ligne de contact pour le contrôle de la ville d’Horlivka. Mais malgré une activité militaire intense, la ligne de front héritée de la guerre de 2014 a peu évolué. Les forces russes et séparatistes ont surtout avancé vers le sud, jusqu’à Marioupol pour faire la jonction avec les troupes parties de Crimée. Cette ville portuaire d’environ 450 000 habitants est désormais encerclée, même si l’état-major ukrainien dément la prise par les Russes. Dans l’oblast de Louhansk, les troupes russes avancent vers le nord-ouest. Elles ont atteint les villes de Sievierodonetsk, de Lysychansk et de Starobilsk.
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