La Patience du papier
"El hombre de hoy está más que nunca amenazado por la" esfera "inferior, la de los instintos indómitos oscuros, los suyos y los de los demás. Lo suyo porque, ante una era que lo supera, solo puede soportar su impotencia sin tregua, porque la introspección y la autocrítica avanzan y, en estos tiempos de revolución, siente que se acerca la anarquía, que está ahí. Los instintos de los demás, porque los vínculos y las relaciones entre el hombre y el hombre, entre el hombre y la sociedad se han vuelto incomparablemente más poderosos, hoy en día las clases sociales más bajas y menos cultas están ejerciendo presión sobre la intelectualidad. que hasta ahora estaba más o menos aislada. Y todo el trastorno de la jerarquía que una vez gobernó al individuo tanto como la comunidad hace que un océano oscuro de elementos inmaduros y salvajes nos opriman con mayor fuerza y, empujándonos hacia una especie de "adolescencia recurrente" nos obliga a una revisión violenta de todo nuestro comportamiento ".
WITOLD GOMBROWICZ
"Así que declaro al azar, como medida de precaución, que soy un grafomaníacoy que escribo para mi placer, por manía, como una vaca muge. [...] Y si lo que acabo de decir no fuera suficiente, si, impulsados por un viejo y mal hábito, todavía vienen a aburrirme hablando de misión, conveniencia, etc., respondería simplemente: la zanahoria y en esta palabra preciosa pongo toda la felicidad de haberme liberado del terror, toda la alegría de haber encontrado mi equilibrio, de no sentir por fin miedo ni vergüenza, toda la dulzura de la libertad y la voluptuosidad de la creación ".
Un petit buste sombre et hollandais de l’écrivain polonais Witold Gombrowicz trône sur la cheminée de l’appartement parisien de sa veuve Rita, «mais ça ne lui ressemble pas du tout, dit-elle, on dirait Mitterrand !» Sous un certain angle, c’est vrai : le buste a le nez et l’avancée de menton de l’ancien président, que certains appelaient d’ailleurs, avec sa manie de se figer de profil, «le Timbre». Son autre caractéristique est qu’il pèse un âne mort, ce que sa petite taille ne laissait pas prévoir.
Autour, sur les murs, des tableaux polonais, abstraits. L’un d’eux est de Josef Jarema, un peintre de Cracovie qui habitait Nice, avec qui Gombrowicz jouait aux échecs. Où qu’il atterrisse, dit Rita, «il commençait par demander où étaient les Polonais, et il les trouvait».Elle a passé sa vie à défendre, faire traduire, propager l’œuvre de son mari, mais, précise-t-elle, «je ne parle pas le polonais, je parle le Gombrowicz. J’ai donc toujours veillé aux traductions de ses textes avec un Polonais, ça m’a protégé du rôle de veuve abusive».
«Le radotage des Sarmates»
Il ne voulait pas vraiment qu’elle apprenne sa langue, peut-être serait-elle un peu trop entrée dans un monde qu’elle n’était destinée qu’à transmettre. «Quand j’ai voulu apprendre, se souvient-elle, il m’a dit, mais pourquoi ? Il me l’a dit d’une voix douce, c’était sa manière de dire qu’il s’agissait de son univers. Il pouvait jouer des tours pendables. J’étais très à gauche à cette époque, dans les années 60, je voulais voir la Pologne communiste. Quand j’ai décidé d’y aller, il m’a appris quelques mots. Là-bas, je vais voir l’un de ses anciens amis, professeur à l’université. Je dis les mots. Le professeur m’arrête : "C’est Witold qui vous a appris ça ? Ne les répétez pas !" C’étaient des mots orduriers.»
«Je parle le Gombrowicz», mais c’est quoi le Gombrowicz, cette langue vivante et enchantée ? Elle plisse les yeux, amusée : «Une capacité virtuose à passer du polonais magnifique au polonais familier. C’est le radotage des Sarmates.» Les Sarmates étaient le pays des Scythes, celui de l’auteur de Ferdydurke et de la Pornographie. Avec le Scythe errant Gombrowicz, cet étranger sarcastique et exubérant, on danse toujours sur le fil entre civilité et sauvagerie ; on remonte le courant, comme une truite, vers les forces incontrôlables de la jeunesse, vers le trouble et l’énigme du départ. Peu après leur rencontre, en 1964, Rita lit le premier tome du Journal, puis Ferdydurke : «Ensuite, il m’a fait subir un examen. Sur une question, j’ai séché. Dans une scène de Ferdydurke, il y a une tige verte qui sort de la bouche d’un mendiant. Il m’a demandé ce que ça signifiait. Je n’en savais rien. C’était la tige de l’éternelle jeunesse.»
Dans un article de 1938, juste avant son exil en Argentine, il fait un constat qui explique cette tige, son œuvre et son aspect prophétique :«L’homme d’aujourd’hui se voit plus que jamais menacé par la "sphère" inférieure, celle des sombres instincts indomptés, les siens autant que ceux d’autrui. Les siens parce que, face à une époque qui le dépasse, il ne peut que subir sans répit son impuissance, parce que l’introspection et l’autocritique vont de l’avant et qu’en ces temps de révolution, il sent que l’anarchie approche, qu’elle est là. Les instincts d’autrui, car les liens et les rapports entre l’homme et l’homme, entre l’homme et la société sont devenus incomparablement plus puissants, aujourd’hui que les classes sociales inférieures et moins cultivées font pression sur une intelligentsia qui s’en trouvait jusqu’à ce jour plus ou moins isolée. Et tout le bouleversement de la hiérarchie qui naguère encore régissait l’individu autant que la collectivité fait qu’un sombre océan d’éléments immatures et sauvages nous oppresse avec une force accrue et, en nous refoulant vers une sorte d’"adolescence récurrente", il nous oblige à une violente révision de notre comportement tout entier.» Et de la manière d’écrire et d’envisager son propre buste d’écrivain, comme une farce et un pouvoir sans cap, sans limite.
Pendant son exil argentin, de 1939 à 1963, on l’oublie en Europe. Il vit de pas grand-chose, a un petit emploi dans une banque. Un petit cercle d’admirateurs hispaniques voltige autour de lui, dont l’écrivain cubain Virgilio Pinera, qui le traduit. Borges le déteste, et on voit, dans sonJournal, qu’il le lui rend bien. Rita rappelle qu’il a appris l’espagnol «sur les bancs publics, avec des voyous. La Montagne magique, il l’a fait lire à tous ses amis argentins. Il disait de Thomas Mann : c’est le seul dont je voudrais baiser les mains.»
«De même qu’une vache mugit»
Un buste, donc, pour l’écrivain de l’immaturité créatrice, de la dégradation vivace, de la forme que la vie déforme ? Rita sourit, avec ce naturel qui doit venir du Canada où elle est née et qui lui donne une grâce, une force, une sorte de joie que les années ne semblent pas avoir entamée. Le buste doit être là pour faire rire le mort qui, dès 1934, écrivait :
«Je déclare donc à tout hasard, à titre préventif, que je suis un graphomane et que j’écris pour mon plaisir, par manie, de même qu’une vache mugit. […] Et si ce que je viens de dire ne suffisait pas, si, poussé par une vieille et mauvaise habitude, on venait encore m’importuner en me parlant de mission, de convenance, etc., je répondrais tout bonnement : la carotte et dans ce mot précieux je mets tout le bonheur de m’être libéré de la terreur, toute la joie d’avoir retrouvé mon équilibre, de ne plus éprouver enfin ni peur ni honte, toute la douceur de la liberté et la volupté de la création.»
La Patience du papier, dont ce texte est tiré, est un recueil d’articles et d’entretiens publiés à l’occasion du cinquantenaire de la mort de Gombrowicz. La plupart ont été publiés, chez Christian Bourgois, dans Varia I et Varia II, mais ce sont des livres aujourd’hui difficiles à trouver : est inédit ce qui a disparu ou qu’on a oublié. Gombrowicz est traduit en 38 langues. Rita y travaille depuis un demi-siècle, avec la ferme certitude qu’«une œuvre, si on ne s’en occupe pas, elle meurt». A 84 ans, elle dit préparer la suite et continue «de tout relire sans arrêt». Elle ne s’en lasse jamais, ses textes «restent un mystère pour moi», et, comme on sait, le mystère est presque toujours un signe d’amour.
La Patience du papier permet d’avoir une vision claire, depuis ses débuts et sur trente ans, de l’art burlesque et poétique de Gombrowicz. La plupart des écrivains polonais dont il parle sont méconnus en France, si l’on excepte Bruno Schulz, l’auteur des Boutiques de cannelle, et Henryk Sienkiewicz, celui de Quo Vadis ?, mais c’est sans importance : ils lui servent de prétextes à développer, sur un ton agressif et léger, ses principes d’écriture et de vie, tels qu’il les a résumés dans son extraordinaire Journal, tenu de 1953 à sa mort : «Les écrivains qui se délectent trop d’une soi-disant précision de style, qui s’évertuent à nous taper dans l’œil en usant d’une algèbre du langage qui n’a jamais existé, ceux qui s’efforcent de vous enjôler […] par une "maîtrise suprême", tout cela n’est plus guère de notre temps, d’autant que les fameuses mœurs de Sybarites sont passées de mode. Le styliste moderne ressentira le langage comme un phénomène infini qui est en mouvement de façon permanente et qu’on ne peut maîtriser.» C’est lui, le facétieux et indomptable sujet autour duquel ses phrases ne cessent de bourdonner : Gombrowicz lui-même. Elles bourdonnent telle une excroissance de Montaigne, l’un de ses auteurs préférés, mais d’un Montaigne ayant muté sous le poids de l’absurdité et de l’émigration, dans une Pologne d’avant-guerre puis dans le long exil argentin qui suivit, avant de finir en France, autrement dit partout et nulle part.
Lui reproche-t-on de n’évoquer dans Ferdydurke que ses «petits déboires personnels» ? Il répond en 1938 dans un autre article dela Patience du papier, «La chaîne des gaffes» : «J’estime au contraire que je suis moi-même le seul sujet auquel m’a autorisé la nature ; je n’ai le droit d’aborder que mes déboires personnels et les grands problèmes ne me sont accessibles que dans la mesure où ils constituent mon petit problème à moi. Et je considérerais comme fort indiqué que les écrivains, surtout les jeunes, ceux qui ne sont pas encore "accomplis", rompent avec ce non-sens qui consiste à se taire honteusement sur eux-mêmes car même si leurs œuvres ne sont pas des chefs-d’œuvre, même si elles ne sont pas tout à fait des réalités artistiques, eux par contre, avec leurs petits déboires, sont certainement réels, vivants, intéressants et instructifs, même dans leurs défauts et leurs inévitables faux pas.»Gombrowicz est en avance sur ce qu’on baptisera plus tard, avec un sérieux dont il est dépourvu, l’autofiction ; et il l’est d’abord parce qu’il cherche à restituer l’équivalent des lumières et regards sur un buste prêt à fondre ou à se briser, à restituer tout ce qui ne cesse de modifier un homme, son image et son être, au contact d’autres hommes et du monde qui l’entoure, le pénètre, le déforme, le transforme, le remet en état d’immaturité comme un ministre perché sur la croupe d’un étalon furieux. Et, face à ce foutu buste qui insiste, reviennent en mémoire les dernières phrases de Ferdydurke : «Car il n’y a d’autre refuge contre la gueule que dans une autre gueule, et l’on ne peut se protéger de l’homme que par l’entremise d’un autre homme. Mais contre le cucul, il n’y a pas de refuge. Courez après moi si vous voulez. Je m’enfuis la gueule entre les mains.»
Gombrowicz a 33 ans lorsqu’il publie son roman. C’est à peu près l’âge de Rita lorsqu’il meurt. Quelque temps avant, ils se sont mariés et il a fait un infarctus. Dans l’avant-dernière page de son journal, il décrit l’infarctus et conclut : «Je ne suis pas mort et pourtant quelque chose en moi a été touché par la mort - tout ce qui date d’avant ma maladie est pour moi comme derrière un mur. Un nouvel obstacle s’est dressé entre mon passé et moi.» Etre veuve de grand écrivain à 34 ans, ce n’est pas forcément drôle, mais Rita Gombrowicz a quelque chose de vital et de bien campé. D’ailleurs, «pour moi, le mot veuve ne signifie rien. Je suis héritière et je m’occupe de la transmission». Elle ne s’est pas remariée, n’a pas eu d’enfants, «les pauvres, le fantôme de Witold les aurait rendus fous !»
Depuis 1998, son agent est le «terrible» Américain Andrew Wylie, l’agent des stars internationales de l’écriture, et ici elle se moque d’elle-même :«Toutes les veuves d’écrivains se retrouvent chez lui ! Moi, je l’ai supplié. Il m’a trouvé des éditeurs dans le monde entier. Il a établi partout des contrats, en particulier avec la Pologne qui n’en faisait pas. Il a limité la durée de ces contrats, jamais plus de dix ans, ça force les éditeurs à bosser. Et il a récupéré tout ce qui était publié au noir dans les pays ex-communistes, par exemple une invraisemblable édition érotique dela Pornographie.»
«Troupeau de catholiques»
En 1964, Gombrowicz arrive de Berlin, où il a passé six mois. Il est revenu en Europe pour la première fois depuis vingt-quatre ans, il en a 60. Rita est une belle jeune femme, qu’il appelle dans son journal «la Canadienne». Elle est née dans une ferme relativement riche, au Québec. Son grand-père, Raymond de la Brosse, venait de Bourgogne. «A cette époque, dit-elle, on se sentait très proche de la France et on n’était pas contaminés par les Etats-Unis. Ce qui nous caractérisait, c’était la tutelle du Vatican. Le clergé possédait les hôpitaux, les écoles, etc. Il était obscurantiste et les Anglais se satisfaisaient de cette situation. Toutes les œuvres que j’aimais lire étaient mises à l’index, une religieuse a déchiré devant moi la Nausée. On nous a éduqués comme un petit troupeau de catholiques qui s’entraidaient. Tout cela m’a aidé à comprendre le communisme et la Pologne.»
Cependant, le pays est aussi un éden : la nature partout ; un père paysan éduqué plus que parvenu, et dont elle retrouve le langage en lisant les lettres de Madame de Sévigné ; un libraire, Monsieur Tranquille, qui refile aux jeunes les livres interdits. Aujourd’hui, là où il y avait les terres familiales, c’est l’aéroport : «Comme Witold, toutes proportions gardées, je n’ai plus de passé. J’ai pu comprendre pourquoi je me sentais si bien avec les émigrés polonais.» Quand elle quitte le Canada, elle prépare une thèse sur l’enfance de Colette, confrontant l’œuvre à la réalité, «à cette époque elle n’était pas encore très étudiée».
Elle arrive en France par un paquebot baptisé l’Homérique et, à Paris, par la gare Saint-Lazare, qu’elle trouve «toute noire». Les années passent, elle vit, sa thèse n’avance pas. Son directeur, Pierre-Henri Simon, qui tient également le feuilleton littéraire du Monde, lui obtient une bourse à l’abbaye de Royaumont, où les chambres des moines ont été rénovées pour les pensionnaires : «Là-bas, se souvient-elle, tout le monde était marxiste. Witold est arrivé et il a commencé à leur pourrir la vie.» Son Journal tient le registre de ses plaisantes provocations. A l’époque, «il souffrait l’enfer, un ulcère qu’il avait attrapé à cause d’une campagne de presse épouvantable à Berlin, où on l’avait traité de nazi, de n’importe quoi, au point qu’il avait fini en clinique ; mais il ne parlait pas de ses souffrances. J’ai découvert ça plus tard». Il l’écrit dansKronos, son journal le plus intime, posthume, où il mentionne aussi ses aventures homosexuelles, et bien d’autres choses que, dit-elle, «j’ai mis du temps à lui pardonner». La bisexualité, «je le savais, mais du moment que j’étais bien avec lui, ce qu’il faisait ailleurs lui appartenait».
Elle a fini par tout publier, en l’annotant. Comment faire autrement avec un homme qui, en 1955, prévenait : «Ainsi, moi, je veux parler. Mais il me faut avertir le lecteur : rien de tout ce que je dis n’est catégorique tout est hypothétique… Tout. Oui, tout - et pourquoi le cacher ? - dépend de l’effet produit sur vous. Tel est le caractère qui détermine ma production littéraire. J’essaie divers rôles. J’adopte diverses attitudes. A mes expériences vécues j’affecte nombre de significations différentes - et si l’une d’elles agrée au public et se trouve acceptée par lui, alors je m’y affirme.»
Se souvient-elle de leur première rencontre ? «Comme d’hier. C’était en mai. Il avait un costume beige et j’ai été frappée par son côté bronzé, sans âge. Il n’avait pas du tout l’air d’un écrivain. Il avait plutôt l’air d’un sportif, d’un coureur automobile, et il ressemblait à Bogart.» On regarde le buste : oui, sous un autre angle, il y a du Bogart.
«Le chien a pleuré trois mois»
Elle continue : «Il fumait comme un sapeur. Il se tenait très droit. Je n’ai jamais su combien il mesurait, et maintenant, ça m’obsède. Il attirait les jeunes comme un aimant, il faisait exprès de nous taper sur les nerfs, il avait une voix étrange et un jour il m’a dit : "Voulez-vous partir avec moi sur la Côte d’Azur ?"» Elle dit oui. En 1968, Rita finit sa thèse sur Colette, et Gombrowicz, en mai, lui dit : «Tu vois, maintenant les thèses n’ont plus aucune valeur.» Ils vivent à Vence, au deuxième étage d’une grande maison qui donne sur les jardins et sur la place : «Avec ses jumelles, du balcon, il ne cessait de regarder les gens, qui était avec qui au café, etc. Il contrôlait la situation.» Ils ont un chien, Pchina, «Petit chien», et un chat, «Autostop», qu’ils ont trouvé en roulant. Il est comme la prose de Gombrowicz, «je n’oublierai jamais ses bonds et sa vitalité».Un jour, il disparaît dans le jardin : «Le chien a pleuré trois mois.»
A 34 ans, Rita se retrouve seule avec l’œuvre de son mari sur les bras,«heureusement, il m’y préparait depuis six mois». Longtemps, les vieux émigrés polonais en France de la revue Kultura l’ont épaulée,«heureusement ils sont tous morts très vieux». Elle trouve que plus il vieillissait, plus Gombrowicz ressemblait à Charlie Chaplin. Ça, on ne le voit pas sur le buste. Peut-être faut-il entrer dedans, et ne plus en sortir, pour qu’il se mette à faire la danse des petits pains.
Commentaires