Jorge Camacho, hasta fines de julio en Paris. Expo

expo de Jorge Camacho, mort en exil à Paris en 2011,  à la galerie Sophie Scheidecker, située dans Le Marais, à Paris,a été prolongée jusqu’à fin juillet 2017. 

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François-René Simon
Jorge Camacho, celui qui rencontre
Pourquoi, dès lors que l’on s’apprête à écrire sur Camacho, c’est une référence à André Breton qui ne tarde pas à venir à l’esprit ? Certes, on pense à son texte “Brousse au-devant de Camacho” , au titre si évocateur (la forêt cubaine, Jorge en défricheur) et si prophétique (Roussel, futur inspirateur de Camacho avec Impressions d’Afrique, est déjà un peu dans Brousse). Mais surtout parce que, de son vivant, Camacho s’est toujours revendiqué du surréalisme. Et parce qu’on peut trouver particulièrement injuste (ou symptomatique) le dédain de la critique contemporaine à son égard, sans doute rebutée par la simplicité d’une démarche artistique – je vois, je dessine – alliée à la complexité d’une aventure qui se défie du/est un défi au temps. Et qui, tout en étant marquée d’une signature stylistique très tôt constituée et immédiatement identifiable, ne cessera d’évoluer au fil d’explorations toujours profondes et appuyées sur des recherches intellectuelles de haute volée.
Jorge Camacho est véritablement né à la peinture au cours d’un voyage au Mexique à dix-neuf ans, en 1953. Il est bouleversé par l’art des Indiens d’avant Colomb, si l’on peut parler d’art quand il s’agit plus vraisemblablement des vestiges d’une vie collective où la mythologie façonne non seulement les temples et les pierres mais aussi les objets quotidiens. Les repères de l’existence y sont traduits autant par des représentations que par des signes. Si on peut noter dans les tout premiers tableaux connus (1954) de Camacho une légère influence de Klee – formes schématisées, géométriques, couleurs planes –, très vite les suivants figurent des signes, ou des erzats de signe, comme si, art magique ou magie de l’art, leur seule représentation pouvait donner accès au sacré du monde. Mais Camacho est un marcheur, et si sa peinture connaît des haltes qui sont bien plus des repères que des périodes – Raymond Roussel, l’alchimie, les oiseaux, les paysages, d’autres peintres, etc. –, elle ne cesse d’avancer tout en restant immuable comme la mort, infatigable inspiratrice. Ainsi, dans Persécution (1957), Camacho donne de la chair à ces signes, une espèce de consistance corporelle sur fond d’incendie, un rouge pulvérisé à la fois feu et sang qu’on retrouvera dans sa palette où les couleurs se répandent comme des fumées. Au début des années soixante, la dominante ultra sombre des couleurs rend les contenus de la toile à peine discernables, comme dans une grotte où règnerait la ténèbre. Des animaux éructants et griffus s’y livrent à des tumultes que n’aurait pas désavoués l’Henri Michaux du Grand Combat (« Il l’emparouille et l’endosque contre terre… »). Mais les lectures bouleversantes de Sade, de Georges Bataille, d’Oskar Panizza et de son Concile d’amour, ajoutées à la fréquentation régulière et décisive d’André Breton et du groupe surréaliste vont l’orienter vers une peinture à la fois personnelle et à jamais marquée du sceau de la rencontre : la peinture de Camacho est unique en ce qu’elle est toujours double. De ce fait et malgré sa “lisibilité” et sa séduction immédiates, elle est une perpétuelle énigme que le regard peut à tout moment questionner. Ainsi en va-t-il de Madame vous descendez dans les ténèbres (1967) où, comme Sade l’a si bien décrit, les humains que nous sommes ne peuvent faire autrement qu’assumer et même raffiner l’animalité qui nous submerge. Ou encore de Crime by crime (1971), où une forme ligotée se métamorphosera peut-être en personnage à la chevelure de feu, comme une flèche semble l’indiquer. « Suggérer au lieu de dire… » : la formule d’Alfred Jarry, Camacho la reprend d’autant mieux à son compte que ces années-là, il rencontre l’alchimie, menée et pratiquée avec ses amis Alain Gruger et Bernard Roger. Il se reconnaît dans un mode de penser et de faire différent du rationalisme dominant de notre civilisation : il intègre le sensible et met en relation toutes choses entre elles. Mais les flammes qui embrasent les tableaux de cette époque ne brûlent rien : elles marqueraient plutôt la fusion de la pensée et du regard, du moi et du non moi, du symbole et de l’objet. Même à l’enseigne du “Ton haut” (titre de son exposition de 1969, dévolue à l’alchimie), et tout en étant fidèle à la symbolique alchimique, les images de Camacho – telle cet Acte en or (1967) que la langue des oiseaux ferait volontiers naître de l’athanor – ne sauraient être lues comme les images “opérantes” des grimoires d’autrefois : il y introduit sa dimension propre et en particulier ce goût de la transmutation perpétuelle de la vie par la main de la mort. Il suffit de regarder ce mi-ironique mi-sérieux (mystérieux) Autoportrait de 1975 où un crâne veille au centre d’un tableau rouge feu divisé en neuf cases contenant chacun un élément qu’on peut supposer biographique métamorphosé en symbole !
Paradoxalement, c’est par la fenêtre de l’alchimie que Camacho sortira pour arpenter le monde à la rencontre de la nature, « la belle nature vraie » comme l’appelait Antonin Artaud. L’eau, l’air, la terre et le feu deviennent les éléments de sa vie. Et comme la mort est une des conditions nécessaires de la vie, il ne cessera sinon de la représenter, au moins de la rendre constante dans son œuvre y compris sous une apparence invisible. Elle est en somme sa grande partenaire. Il lui consacre même, au milieu des années 70, toute une série d’opus réunis sous le titre générique de “La Danse de la mort”, thème immémorial et universel s’il en fut, mais comme pour en finir avec sa représentation par trop stéréotypée. La mort reviendra sur les toiles de Camacho, invisible comme le temps (« Le temps s’en va, le temps s’en va, madame, le temps, non, mais nous nous en allons… ») et parfois portant sur elle le masque d’un visage. Dans la presque totalité des cas, il est tourné vers la gauche et on peut penser qu’il a parfois quelque ressemblance avec celui du peintre, comme dans Bird of Paradise, hommage à Charlie Parker et clé de voûte d’une exposition consacrée aux oiseaux, ce volatile alchimique incarné qu’il a commencé d’aller observer en 1974 au Venezuela, rencontre d’ornithologie passionnelle qui animera sa vie quotidienne jusqu’à la fin.
Arpenteur de mondes, explorateur de temps, admirateur et savant, on n’en finirait plus de se risquer à définir l’indéfinissable. Jorge Camacho a mené exemplairement la vie qu’il s’est choisie, qu’il a construite de sa propre main, celle-là même qui œuvre, tandis qu’il mettait l’autre dans celle de son inséparable, Margarita. Ensemble et Nomades, ils ont déterré le cadavre du Désert, vécu dans des Demeures de cristal, ont tenté de déchiffrer les géoglyphes de Nazca, découvert les grottes du soleil à force de tirer sur le Fil de la terre.
Arrêtons-nous un peu pour contempler le paysage. Plus exactement, les paysages de Camacho. Ils sont autant les images d’une terre sillonnée par la marche que celle d’une terre intérieure, la terre qui est dans la terre, la terre souterraine, la terre à imagination. Aux à-plats des couleurs – ô cette luxueuse gamme d’ocres ! – répond la mise à plat de la perspective. Ce n’est plus la déclivité du paysage qui est peinte mais une sorte de stratification de la vue, du soleil du dehors aux limbes du dedans. Ainsi, comme l’avait dit Uccello, « toute peinture est énigme » et Camacho y faisait sans doute référence en intutulant un de ses paysages Enigme de l’audience (référence aussi aux nombreuses “énigmes” peintes par Chirico au temps de sa splendeur métaphysique : Enigme de l’heure, de l’oracle, de l’arrivée de l’après-midi, etc.) De même, La Huaca del sol nous fait-elle approcher de ce rite mortuaire péruvien qui consistait, dans des circonstances non encore déchiffrées, à momifier et à entourer de bandelettes le corps de certains dignitaires avant de l’enterrer, cérémonial mystérieux qui a inspiré à Camacho une série de Bulto. Et quel mystère encore aussi impénétrable que ces pierres à trois pointes par quoi les Taïnos figuraient les esprits zémis et que Jorge a intégrés à son langage comme s’il voulait renaître lui-même à ses plus lointaines mais indiscernables origines (les Taïnos, qui occupaient une grande partie de Cuba, furent les premiers Indiens rencontrés par Colomb). Mais il n’est pas interdit de suivre inversement le trajet, d’aller du dedans au dehors, de voir le dehors avec les yeux du dedans. C’est selon moi cette approche pacifiée, bien dans l’élégance de son caractère et de sa façon d’être, que cultivera Jorge Camacho à travers ses natures mortes (série des Still Life), ses hommages à d’autres peintres (Léonard de Vinci, Gauguin, Juan Gris, Miró, et tant d’autres), ses fleurs à la séduction trompeuse et au dessin parfait (tous les tableaux de Camacho – avec Tanguy un des grands dessinateurs du surréalisme – sont sous-tendus par des dessins dont le trait disparaîtra au fur et à mesure de son chemin stylistique).
« L’œuvre plastique se référera à un modèle purement intérieur ou ne sera pas » : la formule péremptoire d’André Breton, son auteur lui même l’a d’emblée modérée dans les textes qu’il a consacrés à Picasso, Braque ou Derain, pour qui le modèle extérieur n’était pas négligeable et pouvait même être la voie d’accès vers le modèle intérieur, permettant ainsi de « remonter jusqu’à ses véritables sources le fleuve magique qui s’écoule des yeux [des hommes] ». Le caractère hautement emblématique des peintures de Camacho transcende cette dichotomie et le situe au carrefour fusionnel du regard et de la pensée à ce point qu’on pourrait reprendre à leur sujet ce qu’André Breton, encore lui, toujours lui, écrivait le 12 décembre 1924 à Jacques Doucet pour le persuader d’acquérir Les Demoiselles d’Avignon : « Voilà le tableau qu’on promènerait, comme autrefois la Vierge de Cimabue, dans les rues de notre capitale ».
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