je m’entête affreusement à adorer la liberté libre
Date de mise en ligne : samedi 31 décembre 2005
Mots-clés : Libre association
29, rue de l’Abbaye-des-Prés,
Douai (Nord).
Très pressé.
Charleville, 25 août 70.
Monsieur,
Vous êtes heureux, vous, de ne plus habiter Charleville ! - Ma ville natale est supérieurement idiote entre les petites villes de province. Sur cela, voyez-vous, je n’ai plus d’illusions. Parce qu’elle est à côté de Mézières, - une ville qu’on ne trouve pas, - parce qu’elle voit pérégriner dans ses rues deux ou trois cents de pioupious, cette benoîte population gesticule, prud-hommesquement spadassine, bien autrement que les assiégés de Metz et de Strasbourg ! C’est effrayant, les épiciers retraités qui revêtent l’uniforme ! C’est épatant comme ça a du chien, les notaires, les vitriers, les percepteurs, les menuisiers, et tous les ventres, qui, chassepot au coeur, font du patrouillotisme aux portes de Mézières ; ma patrie se lève ! ... Moi, j’aime mieux la voir assise ; ne remuez pas les bottes ! c’est mon principe.
Je suis dépaysé, malade, furieux, bête, renversé ; j’espérais des bains de soleil, des promenades infinies, du repos, des voyages, des aventures, des bohémienneries enfin ; j’espérais surtout des journaux, des livres... - Rien ! Rien ! Le courrier n’envoie plus rien aux libraires ; Paris se moque de nous joliment : pas un seul livre nouveau ! C’est la mort ! Me voilà réduit, en fait de journaux, à l’honorable Courrier des Ardennes, propriétaire, gérant, directeur, rédacteur en chef et rédacteur unique : A. Pouillard ! Ce journal résume les aspirations, les voeux et les opinions de la population, ainsi, jugez ! c’est du propre ! ... - On est exilé dans sa patrie ! ! ! !
Heureusement, j’ai votre chambre : - Vous vous rappelez la permission que vous m’avez donnée. - J’ai emporté la moitié de vos livres ! J’ai pris le diable à Paris. Dites-moi un peu s’il y a jamais eu quelque chose de plus idiot que les dessins de Grandville ? - J’ai Costal l’indien, j’ai la Robe de Nessus, deux romans intéressants. Puis, que vous dire ? ... J’ai lu tous vos livres, tous ; il y a trois jours, je suis descendu aux Épreuves, puis aux Glaneuses, - oui ! j’ai relu ce volume ! - puis ce fut tout ! ... Plus rien ; votre bibliothèque, ma dernière planche de salut, était épuisée ! ... Le Don Quichotte m’apparut ; hier, j’ai passé, deux heures durant, la revue des bois de Doré : maintenant, je n’ai plus rien ! - Je vous envoie des vers ; lisez cela un matin, au soleil, comme je les ai faits : vous n’êtes plus professeur, maintenant, j’espère ! ...
Vous aviez I’air de vouloir connaître Louisa Siefert, quand je vous ai prêté ses derniers vers ; je viens de me procurer des parties de son premier volume de poésies, les Rayons perdus, 4e édition, j’ai là une pièce très émue et fort belle ; Marguerite
Moi j’étais à l’écart, tenant sur mes genouxMa petite cousine aux grands yeux bleus si doux :C’est une ravissante enfant que MargueriteAvec ses cheveux blonds, sa bouche si petiteEt son teint transparentMarguerite est trop jeune. Oh ! si c’était ma fille,Si j’avais une enfant, tête blonde et gentille,Fragile créature en qui je revivrais,Rose et candide avec de grands yeux indiscrets !Des larmes sourdent presque au bord de ma paupièreQuand je pense à l’enfant qui me rendrait si fière,Et que je n’aurai pas, que je n’aurai jamais ;Car l’avenir, cruel en celui que j’aimais,De cette enfant aussi veut que je désespère...Jamais on ne dira de moi : c’est une mère !Et jamais un enfant ne me dira : Maman !C’en est fini pour moi du céleste romanQue toute jeune fille à mon âge imagine...
Ma vie à dix-huit ans compte tout un passé.
?- C’est aussi beau que les plaintes d’Antigone dans Sophocle.
?- J’ai les Fêtes galantes de Paul Verlaine, un joli in12 écu. C’est fort bizarre, très drôle ; mais vraiment, c’est adorable. Parfois de fortes licences ; ainsi :
?Et la tigresse épou/vantable d’Hyrcanie est un vers de ce volume. - Achetez, je vous le conseille, La Bonne Chanson, un petit volume de vers du même poète : ça vient de paraître chez Lemerre ; je ne l’ai pas lu ; rien n’arrive ici ; mais plusieurs journaux en disent beaucoup de bien.
?- Au revoir, envoyez-moi une lettre de 25 pages, - poste restante, - et bien vite !
A. Rimbaud
P.-S. - À bientôt, des révélations sur la vie que je vais mener après... les vacances...
à Douai.
Charleville, le 2 novembre 1870.
Monsieur,
À vous seul ceci. -
Je suis rentré à Charleville un jour après vous avoir quitté. Ma Mère m’a reçu, et je suis là... tout à fait oisif. Ma mère ne me mettrait en pension qu’en janvier 71.
Eh bien, j’ai tenu ma promesse.
Je meurs, je me décompose dans la platitude, dans la mauvaiseté, dans la grisaille. Que voulez-vous, je m’entête affreusement à adorer la liberté libre, et... un tas de choses que « ça fait pitié », n’est-ce pas ? Je devais repartir aujourd’hui même ; je le pouvais : j’étais vêtu de neuf, j’aurais vendu ma montre, et vive la liberté ! - Donc je suis resté ! je suis resté ! - et je voudrai repartir encore bien des fois. - Allons, chapeau, capote, les deux poings dans les poches, et sortons. - Mais je resterai, je resterai. Je n’ai pas promis cela ! Mais je le ferai pour mériter votre affection : vous me l’avez dit. Je la mériterai.
Le reconnaissance que je vous ai, je ne saurais pas vous l’exprimer aujourd’hui plus que l’autre jour. Je vous la prouverai ! Il s’agirait de faire quelque chose pour vous, que je mourrais pour le faire, - je vous en donne ma parole.
J’ai encore un tas de choses à dire...
Ce « sans-coeur » de
A. RIMBAUD.
Guerre ; pas de siège de Mézières. Pour quand ? On n’en parle pas. J’ai fait votre commission à M. Deverrrière, et, s’il faut faire plus, je le ferai. - Par-ci, par là, des francs-tirades. Abominable prurigo d’idiotisme, tel est l’esprit de la population. On en entend de belles, allez. C’est dissolvant !
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