las rosas de Ferdinand
Ferdinand Georg Waldmüller - Roses 1843
Nouvelles poésies,
Première partie (1905-1908)
La mort du poète
Là il gît. Son visage dressé était tout entier refus et blême
parmi les coussins raides,
depuis que le monde et ce qu’il en avait pu savoir,
à ses sens fut arraché, et retombé
dans l’indifférente année.
Ceux qui l’ont vu ainsi vivre ne savaient point
combien il n’était qu’un avec toutes ces choses,
car celles-ci : ces profondeurs, ces prairies
et cette eau , tout était son visage.
Oh son visage était toute cette immensité,
qui encore maintenant veut le rejoindre et tournoie autour de lui ;
et son masque, qui se meurt là d’angoisse,
est doux et ouvert comme
l’intime d’un fruit, qui pourrit à l’air.
Rainer Maria Rilke, Mai/Juin 1906, Paris
Chant d’amour
Comment contenir mon âme, afin qu’elle
ne touche pas la tienne ?
Comment la soulever au-dessus de toi
vers d’autres choses ?
Oh j’aimerais tant la placer
près de n’importe quelle chose perdue dans le noir,
en un lieu étranger et calme, qui ne fait point écho
quand tes profondeurs vibrent,
Cependant, tout ce qui nous émeut, toi et moi,
nous prend tous deux comme un coup d’archet,
qui de deux cordes tire un seul son .
Sur quel instrument sommes-nous tendus ?
Et qui joue ainsi de nous avec une seule main ?
O doux chant.
Rainer Maria Rilke, Mars 1907, Capri
La panthère
Jardin des Plantes à Paris
Son regard à force de parcourir sans cesse les barreaux
est tant devenu si las, qu’il ne retient plus rien.
Pour elle il semble qu’il n’existe que mille barreaux
et au-delà aucun monde.
La démarche si douce aux pas souples et fermes
qui s’épuise à tourner en cercles étroits,
est comme danse de forces autour d’un centre,
dans laquelle est tapie une volonté puissante.
Parfois seulement se lève sans bruit
le rideau des pupilles – alors une image passe à l’intérieur,
Parcourt le silence déployé dans les membres -
et ne s’entend plus arrivant au cœur.
Rainer Maria Rilke, 6.11.1902, Paris
Nouvelles poésies, deuxième partie
À mon grand Ami Auguste Rodin
Berceuse
Un jour, quand je te perdrai,
Pourras-tu dormir, sans
qu’au-dessus de toi
je bruisse
Comme couronne de tilleuls ?
Sans qu’ici je veille et dépose mots tout proches
comme paupières,
sur tes seins, sur tes membres, sur ta bouche.
Sans que je te referme à clé
et que je te laisse seule avec toi-même
comme jardin en profusion
de mélisses et d’anis étoilés.
Rainer Maria Rilke, début d’été1908, Paris
Chant de la mer
Souffle de la mer du fin fond des origines
vent de mer qui vient de nuit :
tu ne viens à personne ;
si un seul veille
il faut qu’il prévoie, comment il pourrait
te dominer :
souffle de la mer du fin fond des origines
qui ne souffle
que pour la roche des origines,
pur espace
déferlant de loin…
Oh, comme il te sent
le figuier vibrant
là-haut sous la lune.
Rainer Maria Rilke, 26.1.1907, Capri
La mort de l’aimée
Il ne savait pas plus de la mort ce que tous savent:
qu’elle nous saisit et nous pousse dans le muet.
mais elle, quand point arrachée, oh non,
mais de lui de ses yeux doucement libérée,
elle glissa vers les ombres inconnues,
et qu’il sentit, que de l’autre côté ils avaient
comme une lune son sourire de petite fille
et grand cas de sa sagesse :
les morts alors lui devinrent très familiers,
comme si par elle il devenait apparenté à tous,
il laissa les autres dire
et ne les crut pas et nomma ce pays
le bien-situé, la douceur éternelle -
et pour ses pas l’examina à tâtons.
Rainer Maria Rilke, entre le 22.8. et le 5.9.1907, Paris
Les fous
Et ils se taisent, car les cloisons
de leur esprit leur ont été ôtées
et les heures, où l’on pourrait les comprendre
s’ élèvent et s’en vont.
Souvent la nuit, quand ils s’en vont à la fenêtre,
soudain tout est bien.
leurs mains reposent dans le concret,
et le cœur est au faîte et pourrait prier,
et les yeux regardent apaisés
Sur le jardin inespéré, souvent imaginé,
dans le quartier apaisé,
et qui dans le reflet des mondes étrangers
croît toujours et jamais ne se perd.
Rainer Maria Rilke, du 22.8. au 5.9.1907, Paris
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