France: fascisme rose
Emmanuel Todd : "Si je fais la somme de ce que les socialistes ont fait, le bon concept est violent et doux à la fois : il s'agit du fascisme rose"
Atlantico : François Hollande se rêvait comme un président social-démocrate, pourtant, les rapports sociaux, entre syndicats ont rarement été aussi violents. Entre une CGT jusqu'au-boutiste, ou un Medef qui l'accuse de terrorisme, ou des agressions de policiers par des jeunes. Comment analysez-vous cette conflictualité, cette violence des rapports sociaux en France ?
Emmanuel Todd : Je voudrais vraiment
en parler comme chercheur, c’est-à-dire en avertissant que je n'ai pas
trouvé la solution et que je suis réellement conscient du fait que l'on a
ici un problème d'interprétation de ce qui se passe. On a un sentiment
d'évolution systémique, de mutation, de tout ce à quoi vous venez de
faire allusion. Mais la mutation générale, la montée de conflictualité,
la violence même, ne me pose pas de problème de compréhension.
C’est-à-dire qu'il y a longtemps que moi, ou d'autres, ont perçu le
blocage du système.
Le
Bloc MAZ, constitué des classes moyennes, des personnes âgées, très
importantes, et des ex- catholiques, donnaient une sorte de base
électorale à une forme de conservatisme politique qui permettait à
l'oligarchie supérieure, aux 0.1%, de faire ce qu'ils voulaient. Le
résultat est une société bloquée, une belle au bois dormant qui laisse
pourrir sa jeunesse. Un système social immobile, qui condamne les jeunes
et le monde ouvrier à la destruction sociale. Il est donc normal
d'assister à la montée d'une certaine violence.
Ce système de domination va jusqu'à bloquer le
système culturel, et va jusqu'à la télévision. Je travaille de chez moi,
je passe donc mon temps devant toutes sortes de chaînes, Itéle, Bfm,
france2 etc…Et en fait, tout cela, qui est contrôlé par le haut,
fabrique l'image d'une France qui n'existe pas pour tout le monde. C'est
une France irréelle pour beaucoup de gens et en particulier pour les
jeunes. L'image produite par ce système télévisuel est déroutante pour
les jeunes des classes moyennes inférieures. Tout ce monde de gens
joviaux qui se posent des problèmes d'enneigement des stations de sport
d'hiver, ou "Un dîner presque parfait", comme si tout le monde songeait à
faire des petites bouffes. C'est un monde un peu crétin, mais qui
produit des tas d'images. Et qui est également une source de tensions.
Mais cette situation est-elle spécifique à la France ?
Ce qui est spécifique de la France, c'est son état d'immobilité sociale. Lorsque
l'on pense que l'on se dirige vers une présidentielle dans laquelle
s'affrontent Hollande, Sarkozy, Le Pen, Mélenchon et que le seul réel
changement peut provenir du jeune espoir Alain Juppé, cela ferait hurler
de rire dans n'importe quel pays du monde. Pourtant, notre pays est
plus jeune que les autres, et le taux de fécondité a baissé à peine
pendant la crise, ce qui est un vrai un signe de vitalité. A l'inverse,
l'Espagne ou l'Italie sont dans une situation d'implosion démographique.
Est-ce que la France est le pays le plus immobilisé d'Europe, ou est-il
le seul pays vivant ?
Je regardais BFM dimanche. Je ne fais pas de critique
générale de la chaîne, j'aime beaucoup Ruth Elkrief. Je regardais
l'interview de Philippe Martinez par Apolline de Malherbe et Edwige
Chevrillon. On avait l'impression de voir deux Manuel Valls à l'écran,
face à un Martinez dont on se demandait s'il allait perdre son
sang-froid. On y a vu également Philippe Doucet, un socialiste. Il y
avait un phénomène de retard à l'allumage dans la prise de conscience.
Philippe Doucet suggérait, en brandissant des affiches, que le CGT
faisait mitrailler les permanences du PS. Il s'agit d'un univers de fous
où la violence verbale venait de gens qui se pensent être les
défenseurs raisonnables d'un système démocratique. Ils étaient forcés de
reconnaître un petit problème au départ ; que le parti socialiste
n'avait pas été élu pour casser le code du travail. Mais ce qui est
frappant, c'est qu'ils ne voyaient pas l'énormité que cela représente
pour la science politique. Parce qu'en fait, nous traversons une rupture systémique.
Parmi les instruments du droit constitutionnel, on avait la distinction
entre le mandat impératif et le mandat représentatif. Tout le monde est
aujourd'hui d'accord sur le fait que seul le mandat représentatif
permet un fonctionnement normal des démocraties libérales, avec des
citoyens qui votent, qui élisent des représentants qui prennent des
décisions librement à l'intérieur des lignes générales préférées par les
électeurs. Or, les intervenants ne semblaient pas se rendre compte que le comportement actuel de François Hollande et du PS suggère l''existence d'un troisième mandat ; le mandat "jemenfoutiste".
Ici, l'élection devient parodique, les électeurs votent, mais il est
entendu dans l'esprit du grand parti politique de gauche que ce que dit l'électeur n'a aucune importance,
et qu'il a donc le droit de faire exactement le contraire. Ce qui est
tolérable à droite, comme Jacques Chirac en 1995, mais avec Hollande,
c'est quand même plus compliqué. C'est une rupture. Parce que s'il y a
des lois, il y a aussi l'esprit des lois. Actuellement, le respect des
règles constitutionnelles formelles nous aveugle sur le fait que
l'esprit des instituions est bafoué. Il y a une évolution des
mentalités, dans la Ve République, qui fait que le corps électoral ne
compte plus. Quelle évolution des mentalités a permis cette dénaturation
? L'article 4 de la constitution nous indique que les partis politiques
concourent à l'expression du suffrage, mais là, en pratique, cet
article a été aboli. Le parti socialiste participe à la dénaturation du suffrage, c'est un problème constitutionnel.
C'est à partir de ce cadre conceptuel qu'il faut comprendre l'attitude d'action anormale de la CGT. Je
crois que François Hollande ou Manuel Valls ne sont pas conscients du
fait qu'ils sont en train de détruire le droit constitutionnel français.
Mais je ne crois pas non plus que la CGT soit consciente de ce qu'elle
représente. Martinez était calme. Il a indiqué qu'il défendait les
salariés et le code du travail. Mais la vérité profonde est que la CGT
est en train de défendre la constitution. C'est ça qui est terrible.
Vous indiquez que le dérèglement politique actuel vous conduit à soutenir les actions de la CGT ?
Les gens pensent que je suis super à gauche, ce qui
est faux, parce que j'ai été membre du parti communiste pendant deux ans
lorsque j'étais gamin. Mais j'ai eu, par la suite, une solide carrière
anticommuniste, en prédisant l'effondrement de l'Union soviétique, en
écrivant "La chute finale" ou en associant le communisme à une variante
de la schizophrénie dans "le fou et le prolétaire". Mon travail sur les
systèmes familiaux ramenait le communisme à la préexistence d'un système
familial autoritaire et égalitaire.
Je suis un anti-communiste radical. Donc, si je dis du bien de la CGT, cela ne doit pas être mal compris. C'est
la CGT dans sa fonction actuelle de force, nouvelle et inattendue, qui,
par effet de vide et de positionnement aléatoire, se trouve défendre la
démocratie libérale en France.
Nous devons deux choses
à la CGT. D'une, plus personne ne nous parle de l'Islam. C'est le
transfert du mot radical de l'islamisme vers le militantisme ouvrier.
Tous ceux qui croyaient qu'on pouvait faire n'importe quoi en désignant
un bouc émissaire sont tout d'un coup, par volatilité, passés au
radicalisme de la lutte des classes. La CGT a fait sortir la France de
ce tunnel ethnicisant dans lequel le drame des attentats l'avait mise.
Vous faites référence à l'emploi du mot "terrorisme" employé par Pierre Gattaz lors de son interview au journal Le Monde ?
Les socialistes ou Pierre Gattaz, c'est pareil. Je
commence à avoir la nostalgie de Laurence Parisot, que l'on n'imagine
pas sombrer dans cette ineptie. Mais le tunnel ethnique emmenait la
France beaucoup plus surement vers les problèmes que l'affrontement
actuel sur le code du travail. La deuxième chose est que la CGT et l'hostilité de la population face à la loi El khomri ont mis le Front national totalement en porte à faux.
Depuis le début de cette crise, le FN vasouille. Si le parti socialiste
pense que ses électeurs doivent lui obéir, alors on comprend leur
concept de pédagogie ; c'est la stratégie du maître qui doit faire
comprendre aux enfants, par l'obéissance. Le même problème de crise de
représentation se pose à propos du FN. Parce que les cadres du parti
sont des gens d'extrême droite, et on l'a senti au moment de la crise.
Ils voulaient de l'ordre. Face à un évènement réel, les cadres du FN
sont justes des gens très à droite, et ils se foutent de leurs électeurs
ouvriers. Le PS méprise son électorat, mais le FN aussi. Même si
Florian Philippot a fait du rétropédalage, il était déjà trop tard.
La menace que fait
peser le parti socialiste à la démocratie se voit à travers son attitude
face à la liberté d'expression. J'ai vraiment été touché face à la
purge à l'Obs, et au licenciement d'Aude Lancelin. Non pas parce qu'elle
me permettait de m'exprimer, avec d'autres, parce que je suis un enfant
de l'Obs, mais j'ai vu la mise au pas de ce journal par le pouvoir
socialiste. J'ai vu, presque en même temps, la suppression de l'émission
de Fréderic Taddeï, "Ce soir ou jamais". Ils osent faire des choses que
Nicolas Sarkozy n'aurait pas osé faire. J'ai dit des choses cent fois
pires sur Nicolas Sarkozy que sur François Hollande, et je n'ai jamais
eu aucun problème. Le PS est probablement plus dangereux pour la liberté d'expression que la droite. Ce
n'est pas l'intolérance des gens d'extrême gauche, qui n'en auraient
pas les moyens. Les socialistes sont beaucoup plus intolérants, en fait,
que les gens de droite. Ce n'est pas un hasard. Si je fais la somme de
ce que les socialistes ont fait, en termes de contrôle de la presse,
d'inversion des valeurs de la gauche sans tenir compte de leur
électorat, le bon concept est un concept violent et doux à la fois ; il s'agit du fascisme rose, le mot rose évoquant la douceur du processus.
Dans un tel climat, comment percevez-vous l'approche libérale qui se profile au travers des programmes avancés par les candidats à la primaire de la droite et du centre ?
J'ai senti une crise d'identité de la droite en
voyant ses candidats perturbés par le fait que les socialistes n'avaient
pas été élus pour faire ça. La droite est en pilotage automatique
lorsqu'il s'agit de critiquer la CGT, ce sont des gens de droite et
complètement estimables en tant que tels. Mais on sent que ce que fait
le PS est un problème pour eux, cela devrait donc être également un
problème pour les chercheurs.
Je peux très facilement faire un numéro sur le thème
de François Hollande est "méchant" ou "débile" mais ce n'est pas le
problème. Le problème est de savoir pourquoi le PS fait une politique
tellement à droite, et surtout sur les implications du détraquage du
système politique que cela induit. Cela passe, comme je l'ai déjà dit,
par le mot "radicalisation". Il y a quelques mois, nous avions le
radicalisme islamique. On le dénonçait et on le combattait. Mais
aujourd'hui, selon les socialistes, tout est radicalisé. Tout le monde
est en train de prendre conscience du fait que le parti socialiste, pour
des raisons mystérieuses, se comporte comme un parti de droite. Mais
cela produit une dérive générale de tout le système politique. Cela pose
un problème existentiel d'autodéfinition à la droite classique. Tous les candidats de la droite classique font de la surenchère libérale. C'est un effet du glissement à droite du PS. La question est pourquoi ?
Quand on voit la gauche allemande, elle a fusionné
avec la droite au gouvernement, la question est donc réglée. En ce qui
concerne les Etats Unis, il y a le phénomène Bernie Sanders, mais il ne
va pas gagner la primaire. Mais les thématiques de gauche, comme le
protectionnisme et les inégalités vont être représentées à droite par le
parti républicain, par Donald Trump. Avec une dose d'usage de
xénophobie. En Angleterre, tout le débat sur le Brexit se passe à
droite, la gauche ne participe pas au débat.
L'anomalie du système politique français est
que les zones d'implantations territoriales de la droite, le bassin
parisien, ou la façade méditerranéenne, sont les vieilles zones
égalitaires qui ont fait la révolution française. A l'inverse, les zones
d'implantation du PS sont les vieilles zones catholiques hiérarchiques,
qui pensent que le pouvoir vient d'en haut. Le PS est un parti
d'un genre nouveau, organisé comme l'église catholique ancienne. Avec
des électeurs qui votent, des députés qui se foutent de ce que votent
les électeurs, où les cadres supérieurs du PS se foutent de savoir ce
que pensent les députés, et le Président et ceux qui l'entourent se
foutent de ce que pense le reste du PS. Il y a, en France, une sorte de
détraquage général qui fait que la droite, d'après son implantation
territoriale, devrait passer à la gauche du PS. Il y a une erreur de
positionnement. L'ensemble des paramètres sont extrêmement volatils. Il y
a un an, nous étions dans le terrorisme islamiste et on célébrait
l'union nationale, un an après, on est dans la lutte des classes et "les
jeunes caillassent les flics". Il doit y avoir un sens aux choses, mais
il faut avant tout constater cette volatilité.
Vous faites référence à l'électorat de droite. Comment comprenez-vous le fait que Nicolas Sarkozy attire un électorat jeune et plutôt de catégories CSP -, alors que les autres candidats, comme Alain Juppé, François Fillon ou Bruno Le Maire monopolisent les suffrages des CSP + ainsi que des plus de 65 ans ?
Cela me gêne de le dire, car j'ai donné des preuves
de mon hostilité à Nicolas Sarkozy, mais cela suggère qu'il est plus
proche du positionnement anthropologique réel de la droite. Enfin, d'une
partie de la droite. La droite est tiraillée entre ce
positionnement qui est plutôt indiqué par la géographie des valeurs dans
le pays et qui tire la droite à gauche, et le vieillissement du pays,
qui tire la droite à droite.
Mais cela veut dire que le système de représentation
français est confronté au problème de l'agrégation des volontés
électorales. La droite commence à avoir des difficultés à agréger son
électorat. Entre une tendance jeune populiste et une tendance -vieux
conservateur libéral-.
La faiblesse démographique allemande a été un moteur de la décision d'Angela Merkel favorisant l'arrivée massive de migrants dans le pays. Le Brexit est alimenté par la crainte des Britanniques de voir toujours plus de migrants intra-européens arriver dans le pays. Les tendances démographiques sont-elles en train de se venger de l'Union européenne ?
L'Union européenne était un projet fou, tous les
démographes savent bien que les sociétés ne sont pas en convergence. Il
suffit de regarder les indicateurs de fécondité. Et quand il y a
convergence, c'est vers le bas, vers une insuffisance, en dehors des
îlots que sont la France, l'Angleterre, et la Scandinavie. Là ou les
femmes ont le droit de faire des enfants et d'avoir un travail
intéressant.
Emmanuel Todd
Emmanuel Todd est un historien, anthropologue, démographe, sociologue et essayiste. Ingénieur de recherche à l'Institut national d'études démographiques (INED), il développe l'idée que les systèmes familiaux jouent un rôle déterminant dans l'histoire et la constitution des idéologies religieuses et politiques.
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