mlle de Vermon

Émile Vernon, French,1872-1919

ÉLÉGIES DE DUINO (1912-1922)

Première élégie (extraits) (21 janvier 1912 à Duino)

Mais qui donc, si je criais, m’entendrait parmi les ordres
des anges ? et même si, l’un deux soudainement me prenait contre son cœur : je périrais de son existence plus forte. Car le beau n’est que le commencement du terrible, que nous supportons à peine,
et si nous l’admirons ainsi, c’est qu’il dédaigne de nous détruire.
Tout ange est terrible.
Aussi je me retiens et ravale en moi l’appel de sombres sanglots.
Hélas, à qui demander secours quand nous en avons tant besoin ?
Aux anges non, pas plus qu’aux hommes, et les animaux rusés
s’en aperçoivent déjà,
que nous ne sommes qu’incertitude dans nos demeures et dans le monde signifiant.
Il nous reste sans doute un arbre ordinaire sur la pente, que chaque jour nous revoyons ; il nous reste sans doute la route d’hier
et la fidélité mal élevée d’une habitude qui se plut chez nous,
ainsi elle demeura et ne partit point.

O et la nuit, la nuit, quand le vent empli des espaces du monde
nous cingle le visage -, avec qui ne resterait-elle pas, elle la désirée,
doucement évanescente, péniblement présente dans le cœur solitaire.
Est-elle plus légère aux amants ? Hélas ils ne font que se cacher l’un à l’autre leur destin.
Ne le sais-tu pas encore ?
Jette hors de tes bras le vide vers les espaces que nous respirons.
peut-être que les oiseaux perçoivent l’air plus large par leur vol plus intérieur.
Oui les printemps avaient besoin de toi. Tant d’étoiles exigeaient que tu les ressentes. Une vague se levait venant du passé, ou bien
quand tu passais près d’une fenêtre ouverte,
un violon s’abandonnait. Tout cela était comme un ordre.
Mais en es-tu venu à bout ? N’étais-tu point toujours dispersé dans l’attente, comme si tout annonçait une amante ? (Où veux-tu la cacher,
alors qu’en toi vont et viennent de grandes pensées étrangères et elles s’attardent même la nuit.)...
……..
Bien sûr cela est étrange, de ne plus habiter la terre,
de ne plus user de gestes à peine appris,
aux roses et à toutes ces choses emplies de promesses
de ne plus leur accorder le sens d’un avenir humain ;
que de s’apercevoir de ne plus être ce que l’on fut entre des mains angoissées et sans fin,
et devoir laisser au loin son propre nom comme un jouet cassé.
Étrange vraiment de ne plus désirer plus avant le désir
Étrange que tout qui ce percevait soit perdu dans l’espace.
Et l’état de mort est fatiguant, et plein de raccommodements jusqu’à ce qu’on devine un petit peu d’éternité – Mais les vivants tous font l’erreur,
en voulant tout puissamment distinguer.
Les anges, (dit-on) ne savaient pas la plupart du temps s’ils allaient au milieu des vivants ou des morts. Le courant éternel déchire les deux domaines de tous les âges
et les emporte et les recouvre de sa voix tous deux.

Après tout ils n’ont plus besoin de nous ceux partis si tôt,
on perd l’habitude de la douceur terrestre, comme on dépasse la douceur du sein maternel. Mais nous qui avons besoin de si grands secrets, nous qui
reprenons notre marche heureuse au travers du deuil - : pourrions-nous exister sans eux ?
La légende est-elle vaine, qui dit que jadis dans la plainte pour Linos
la toute première musique, s'est risquée à traverser l'aride stupeur,
et d’abord dans l’espace encore effrayé, qu’un jeune homme presque divin avait pénétré brusquement pour toujours, le vide alors en chaque balancement chavirant, maintenant nous émerveille, nous console et nous aide.

Huitième élégie (7-8 février 1922, Muzot)
dédié à Rudolf Kassner

De tous ses yeux la créature voit l’ouvert devant.
Seuls nos yeux sont comme retournés et tout entiers posés autour d’elle comme pièges, cernant sa libre issue.
Ce qui est au-dehors nous ne l’appréhendons seulement que par la face de l’animal ; car déjà dans la prime enfance nous nous détournons,
et forcés, jusqu’à ne plus voir que l’envers des apparences, pas l’ouvert, qui est si profond dans le regard de l’animal. Libéré de la mort.
Nous, nous ne voyons qu’elle, l’animal libre a dépassé sa finitude et il a Dieu devant lui; et quand il marche, il marche vers l’éternité, comme le font les fontaines.
Nous n’avons jamais, jamais le moindre jour, un espace purifié devant nous, là où sans cesse montent les fleurs. Toujours le monde et jamais le nulle part sans rien : le pur, non surveillé, que l’on respire et que nous savons infini et non désiré. Étant enfant on s’y perd dans ce silence et l’on nous en sort en nous secouant . Ou bien tel mourant est cela.
Car si près de la mort on ne voit plus la mort, on regarde fixement au-delà, sans doute avec le grand regard de l’animal.
Les amants, s’il n’y avait pas l’autre, qui masque la vue, en sont tout proches et s’étonnent…
Comme par mégarde derrière l’autre se fait lui…Mais derrière lui nul ne peut venir, et à nouveau le monde le reprend.
Toujours tournés vers la création, nous ne voyons sur elle que le reflet du libre, par nous obscurci. À moins qu’un animal, muet, levant le regard, nous traverse calmement de part en part.
Ceci s’appelle le destin: être en face
et rien d’autre et toujours en face.
Si dans l’animal assuré qui vient à notre rencontre par une autre direction, il y avait une conscience proche de la nôtre, il  nous détournerait dans sa marche. Mais son être est pour lui infini, non emprisonné et sans  un regard sur son état, pur, comme sa vue.
Et là où nous voyons l’avenir, lui il voit tout et dans tout se voit, et guérit pour toujours.
Et pourtant dans l’animal vigilant et chaud
sont le poids, et le souci d’un immense accablement.
Car en lui aussi demeure toujours, ce qui aussi nous terrasse, le souvenir
comme si une fois déjà , ce vers quoi nous aspirons, avait été plus proche, plus fidèle et son contact si doux.
Ici tout est distance, là-bas c’étai souffle. Comme après la première patrie la seconde lui est incertaine et ventée.
O béatitude de la petite  créature,
qui toujours demeure dans le sein qui la porta. 
Bonheur du moucheron, qui encore sautille au-dedans de lui,
même le jour de ses noces : le sein est le tout .
Et vois la moitié d’assurance de l’oiseau, car il procède de par son origine et de l’un et de l’autre,
comme s’il était l’âme d’un Etrusque
venant d’un mort, qui reçut une place,
Mais avec cette image agitée pour couvercle.
Et combien est bouleversé celui qui doit voler, et provient de ce sein.  Comme effrayé par lui-même, cisaillant l’air, comme une fêlure chemine dans la tasse. Ainsi se déchire la trace d’une
chauve-souris au travers de la porcelaine du soir.
Et nous : spectateurs, pour toujours et partout,
soumis au tout et jamais vers le dehors !
Comblés nous sommes. Nous donnons des ordres.  Tout tombe en ruine.
Nous ordonnons encore et nous-mêmes tombons en ruine.
Qui donc nous a donc ainsi retournés de la sorte, pour que nous ne soyons, quoique nous fassions, dans chacune de nos attitudes
que séparation ?
Comme  celui qui sur la dernière colline, lui dévoilant sa vallée tout entière encore une ultime fois, se retourne, s’arrête, s’attarde,
ainsi nous vivons et toujours nous faisons nos adieux.


Rainer Maria Rilke, 7./8.2.1922, Muzot

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